vendredi 6 avril 2012

Etre de droite, c’est avoir peur - Volet n° 2 (suite)



Etre de droite, c’est avoir peur
Entretien, Mathieu Deslandes et Emmanuel Terray(suite) :


Emmanuel Terray qui signe "Penser à droite", a enquêté sur la tribu dont depuis 30 ans et plus les valeurs triomphent.  
Emmanuel Terray à la rédaction de Rue89, mars 2012 (Mathieu Deslandes/Rue89)

Emmanuel Terray est un grand nom de l’anthropologie française. 
C’est aussi un citoyen engagé, comme on dit, franchement à gauche. Il vient de publier un livre, "Penser à droite" (éd. Galilée, 163 pages 25 euros) dont on a envie de souligner toutes les phrases.
En étudiant les écrits des grands penseurs de droite depuis la Révolution française, il a dégagé ce qui constitue leur socle commun, quelles que soient les époques, et quels que soient les "courants" et les traditions dans lesquels ils s’inscrivent.
Il nous aide à comprendre pourquoi l’immigration et l’islam sont des obsessions des hommes politiques de droite. 
Et pourquoi on peut être pauvre mais voter pour un candidat qui n’aide pas les pauvres.
Au terme de son enquête, il estime que la vision du monde "de droite" est aujourd’hui hégémonique – et que "François Hollande est un bon reflet" de cette domination. 

Rien d’utopique chez Hollande
Rue 89 : Et Hollande ? Si je me fie aux valeurs que vous énumérez, j’en tire la conclusion qu’il est aussi de droite. 
Là les choses sont différentes. La droite et la gauche, c’est un couple antagoniste mais indissociable. Elles sont déterminées l’une par l’autre. C’est un couple qui s’affronte dans la bataille politique et la bataille des idées. 
Par conséquent, on en arrive à la question de l’hégémonie : qui est dominant dans la bataille des idées ? 
Contrairement à ce qu’on pense souvent, la gauche était assez largement dominante jusqu’en 1970-75, pendant la période des Trente Glorieuses : elle était dominante sous sa forme interventionniste, keynésienne, progressiste.
Il y a eu une mutation en 1980 et depuis cette période, c’est la droite qui est hégémonique : c’est le triomphe des valeurs de l’individualisme, de la compétition, des inégalités. 

Et je pense que François Hollande est un bon reflet de cette hégémonie de la droite.

Je ne doute pas qu’il soit un homme de gauche du point de vue de ses appartenances sociales, de son enracinement, mais dans ce qu’il développe, si les valeurs de la gauche c’est l’innovation, l’invention, la prise de risque, le privilège de l’avenir sur le présent, on en est assez loin.
Il n’y a rien dans ce que nous propose François Hollande qui relève de près ou de loin de l’utopie. 
Or je pense que sans utopie, il n’y a pas vraiment de pensée de gauche.
François Hollande serait donc un homme qui défend des valeurs de droite ! 
Je dirais que c’est un homme de gauche qui subit très fort l’hégémonie de la droite. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Quid des écologistes ? 
Il y a chez les écologistes un curieux mélange d’utopie futuriste et de nostalgie passéiste, sur le thème du retour à la nature, à la vie simple, etc. 
Cette identité multiple leur permet d’attirer beaucoup de suffrages – lorsqu’il n’y a pas d’enjeu réel, par exemple aux élections européennes et régionales. 
Quand les élections décisives (politiques) arrivent, c’est une autre affaire.
Mélenchon ou la gauche classique
Passons à Mélenchon. 
Si les valeurs de la gauche, c’est le refus de l’ordre établi, la recherche de l’égalité, l’idée qu’il n’y a pas d’ordre sans justice, et que toute injustice est un désordre, indiscutablement, Mélenchon et le Front de Gauche sont les porteurs des valeurs de la gauche classique. 
Vous allez voter pour lui ? 
Vraisemblablement.
Vous disiez que la pensée de droite est hégémonique. Peut-on dire que la France est de droite ? 
Votre question est difficile. 
Je suis frappé par la chose suivante : dans la mesure où elle privilégie l’ordre et la sécurité d’une part, le proche sur le lointain d’autre part, la pensée de droite a des assises sociologiques qui lui assurent une audience considérable.
Je pense à des gens qui n’ont pas beaucoup, et qui ne sont pas prêts à risquer ce pas beaucoup dans des aventures politiques incertaines, qui raisonnent selon l’adage "un tiens vaut mieux que deux tu l’auras", "ne lâchons pas la proie pour l’ombre".

C’est un point intéressant parce que historiquement, la droite s’est toujours méfiée du suffrage universel. 
Et puis la révolution de 1848 est arrivée et il y a eu les premières élections au suffrage universel masculin. Divine surprise : les monarchistes ont eu 500 sièges et les républicains, 200.
La droite a découvert que le suffrage universel, à condition qu’il soit bien balisé, à condition que le choix des candidats soit bien encadré, pouvait jouer en sa faveur.

D’autre part, la démocratie implique un effort, une dépense d’énergie, de temps. 
Quiconque a eu des responsabilités sait que c’est bien plus facile de décider soi-même et d’essayer de faire appliquer cette décision plutôt que de consulter cinquante personnes et discuter pendant des heures pour arriver à un avis commun. 
Or les gens ne sont pas spontanément portés à l’effort.

Il existe aussi, plus profondément, ce que Dostoïevski a appelé la peur de la liberté. 
J’ai été défenseur prud’hommes dans les années 70 à la CFDT. Dans notre idéologie, nous voulions une défense collective, participative. On voulait associer les gens qui venaient porter plainte à leur propre défense. On se heurtait à des résistances farouches. Je les entends encore : 
"Monsieur, je remets mon sort entre vos mains, je vous fais une entière confiance."
Ce recul face à la liberté et la responsabilité jouent très fort en faveur de la droite, qui fait une distinction fondamentale entre l’élite et la masse.
... A suivre



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