Etre de droite, c’est avoir peur
L’anthropologue Emmanuel Terray, qui signe « Penser à droite », a enquêté sur la tribu dont les valeurs triomphent depuis plus de 30 ans. (fin)
Emmanuel Terray est un grand nom de l’anthropologie française.
C’est aussi un citoyen engagé, comme on dit, franchement à gauche. Il vient de publier un livre, « Penser à droite » (éd. Galilée, 163 pages 25 euros) dont on a envie de souligner toutes les phrases.
En étudiant les écrits des grands penseurs de droite depuis la Révolution française, il a dégagé ce qui constitue leur socle commun, quelles que soient les époques, et quels que soient les "courants" et les traditions dans lesquels ils s’inscrivent.
Il nous aide à comprendre pourquoi l’immigration et l’islam sont des obsessions des hommes politiques de droite. Et pourquoi on peut être pauvre mais voter pour un candidat qui n’aide pas les pauvres.
Au terme de son enquête, il estime que la vision du monde "de droite" est aujourd’hui hégémonique – et que "François Hollande est un bon reflet" de cette domination.
Staline, « un tempérament de droite »
Votre témoignage vient à l’appui des croyances des penseurs de droite qui considèrent l’homme comme plutôt mauvais et feignant s’il n’est pas contraint par la société.
Si on laisse la nature opérer, la force des choses jouer, la pensée de droite est effectivement validée. Les gens de gauche ont souvent tendance à sous-estimer l’effort et les prises de risque qu’ils demandent.
Mais alors, on naîtrait de droite et on pourrait éventuellement devenir de gauche sous certaines conditions ?
Je ne sais pas si on est de droite à l’état de nature. De mon point de vue, gauche et droite sont deux tempéraments symétriques.
Si vous n’aimez pas l’ordre établi, si vous ne craignez pas l’innovation, les risques, si vous êtes un peu parieur, ce tempérament vous conduit à être de gauche.
Si vous êtes davantage soucieux de sécurité, si vous craignez pour ce que vous avez, pour ce qui existe, si vous craignez l’arrivée de gens venus d’ailleurs, vous êtes de droite.
Prenez l’Union soviétique entre les deux guerres : vous voyez s’opposer des tempéraments de gauche et des tempéraments de droite.
C’est Trotski, partisan de la révolution permanente, face à Staline, partisan de l’ordre, de la discipline, de la hiérarchie.
Dans le PC chinois actuel, c’est la même chose.
Quand Sarkozy est arrivé au pouvoir, l’UMP affirmait être devenue le parti du mouvement. Etes-vous d’accord avec cette revendication ?
Cette revendication relève de la formule du prince Tancrède dans "Le Guépard" :
"Il faut que tout change pour que tout reste pareil."
Je crois que c’est le principe même de la politique de Sarkozy.
L’idée est de sauver l’ordre établi dans ses fondamentaux avec ce qu’il contient d’inégalités, de toute puissance de l’argent ; mais de faire les mutations accélérées et cosmétiques qui permettront de sauver cet essentiel.
"On fait mine de craindre l’islam"
Pourquoi la droite est-elle obsédée par l’islam ?
L’islam nous est proposé comme un adversaire de substitution, car il faut toujours un adversaire, depuis que le communisme a disparu.
On n’a pas assez noté que les Trente Glorieuses sont exactement contemporaines de la guerre froide.
Je suis convaincu que l’avènement de ce que Robert Castel a appelé la société salariale – une société de croissance, de plein emploi, de progrès du niveau de vie, de sécurisation des statuts pour les travailleurs – cette société construite par l’effort commun de l’aile réformiste du mouvement ouvrier et de la bourgeoisie éclairée, devait beaucoup à la pression extérieure exercée par l’aile communiste du mouvement ouvrier.
La première année que j’ai voté, en 1956, le Parti communiste faisait 26% des voix. C’était une alternative possible.
A partir de 1980, la menace soviétique devenant de moins en moins crédible, le capitalisme s’est senti libéré de toute menace, d’où ce passage à l’hubris, à la démesure.
L’islam, aujourd’hui, ne met pas en cause le destin capitaliste. C’est un adversaire moins menaçant.
Mais on fait mine de le craindre pour se souder contre quelque chose.
Comment les gens de droite ont-ils assisté aux révolutions arabes ?
Le printemps arabe a provoqué une petite dépression.
Notre droite aurait été très désorientée si toutes les révolutions arabes avaient conduit à l’avènement de démocraties dans tout le monde arabe.
Mais les partis islamistes sont en train d’emporter la bataille politique aussi bien en Tunisie qu’en Egypte.
La droite peut donc continuer à brandir la menace islamiste.
La droite va donc continuer à jouer avec le halal, les prières de rues...
Et les horaires des piscines, oui... Mais ce n’est pas uniquement pour avoir un ennemi.
Cette attitude se rattache aussi à cette hostilité à l’étranger qui est une dimension importante de la pensée de droite.
La préférence nationale, pensée à droite
Pourquoi la droite est-elle si méfiante vis-à-vis de l’étranger ?
Elle ne voit pas les étrangers d’abord comme des humains. La pensée de droite déteste les catégories universelles.
Vous trouverez quantité de penseurs de droite pour vous dire que l’humanité est une notion zoologique, sans contenu politique ni social, ni culturel.
Pour eux, ce qui existe, c’est les nations : certaines nous sont proches, d’autres lointaines. L’idée de préférence nationale, elle est formulée par le Front national, mais elle est au cœur de la pensée de droite.
C’est aussi lié à sa conception de l’ordre : l’ordre implique que ses éléments restent distincts, et que chacun reste à sa place.
Or si vous n’êtes pas dans une société d’apartheid, l’immigration apporte le risque d’hybridation, de mélange, de métissage, de confusion.
Et, par définition, un immigré c’est quelqu’un qui ne reste pas à sa place.
Tout cela est donc contraire aux valeurs de la droite. L’instinct profond de la droite l’amène à être hostile à l’immigration.
Tout au long des XIXe et XXe siècles, la France a toujours extrêmement mal accueilli les étrangers d’où qu’ils viennent : elle a mal accueilli les Belges, les Italiens – rappelez-vous le pogrom d’Aigues-Mortes –, les Espagnols...
J’ai lu des journaux des années 30, qui expliquent que le catholicisme complètement fétichiste et fanatique des Polonais interdisait absolument leur intégration dans la République française laïque...
Remplacez le catholicisme par l’islam, et vous aurez les peurs d’aujourd’hui.
Etre de droite, au fond, c’est avoir peur ?
Bien souvent, oui.
Observez la pensée de Finkielkraut, vous retrouvez cette notion de forteresse assiégée : nous sommes entourés par les barbares, ils sont à nos portes, nous sommes menacés de déclin, de disparition...
C’est un thème cardinal dans la pensée de droite depuis 1830.
Pendant la révolution de 1848, les barbares de l’époque, ce sont les Bretons, les Picards, les Auvergnats qui s’entassent dans les faubourgs de Paris et comme ils ne parlent pas encore très bien français, car Jules Ferry n’est pas encore arrivé, ils sont réputés étrangers, ils menacent la civilisation bourgeoise parisienne.
Dans le livre de Louis Chevalier, « Classes laborieuses et classes dangereuses », vous trouvez des descriptions et des citations éloquentes sur le sujet.
Il n’y a pas grand-chose à changer entre les textes de cette période et ceux d’aujourd’hui : la civilisation disparaît, il n’y a plus de repères, la morale s’évanouit.
C’est un thème constant de la pensée de droite, ce thème de la peur.
Dans la préface de "Lucien Leuwen", Stendhal a cette très belle formule :
"Adieu ami lecteur, essayez de ne pas passer votre vie à haïr et à avoir peur."
On voit dans la campagne actuelle que la haine et la peur sont des moteurs fondamentaux pour les candidats de droite.
Fin
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